La construction d'une Europe européenne : le Général de Gaulle avait raison

L’application du plan Fouchet

« Faites l’Europe, réussissez-la et les Anglais vous rejoindront »

Jean Monnet

L’image du Général de Gaulle dans la construction européenne est généralement très négative : il apparaît, même dans les milieux les plus éclairés, comme un adversaire ou un obstacle à l’Europe.

Nous voudrions démontrer l’action et la vision très constructive du Général pour l’édification d’une « Europe européenne tout entière réunie ayant au centre du monde et son caractère et son organisation. »

Pour appréhender la vision de la construction européenne par le Général de Gaulle faisons un peu de pédagogie. Le but étant fixé, les Etats-Unis d’Europe ou l’Europe européenne, les méthodes pour l’atteindre sont différentes selon que l’on soit adepte de l’école supranationale ou de l’école intergouvernementale.

Pour les adeptes de l’école supranationale ou fédérale, dont les maîtres à penser sont Jean Monnet, Paul-Henri Spaak et l’Allemagne, la méthode à suivre, soit la méthode communautaire, consiste à créer de nouvelles institutions apatride, la Haute Autorité de la Ceca ou la Commission européenne par exemple, auxquels on confie des pouvoirs qui engendrent concrètement des transferts de souveraineté des Etats nationaux vers les institutions européennes.

Dans le projet intergouvernemental ou confédéral défendu par la France et l’Angleterre, la méthode est un renforcement de la coopération entre gouvernements sous l’impulsion des pays les plus importants : l’institution clef est le conseil des chefs d’Etat et de gouvernement.

Nous insistons sur le fait que dans l’esprit du Général l’objectif final est le même que celui des fédéralistes ; l’émergence d’une puissance politique européenne. En attestent ces déclarations très fortes au cours de ses conférences de presse :

« Mon opinion est que les institutions confédérales doivent comporter le Conseil des Premiers ministres ; une assemblée procédant du suffrage universel … enfin une Cour … Ainsi se mettront à vivre en coopération régulière et organisée les peuples de l’Europe. Le temps et les événements auront à faire ensuite le reste. Je crois bien qu’il le feront parce qu’à moins de catastrophes, en marchant vers l’unité de l’Europe, on marche dans le sens de l’Histoire »
Conférence de presse du 25 février 1953 tenu à l’Hôtel Continental

« Il n’est certes pas interdit d’imaginer qu’un jour tous les peuples de notre continent n’en feront qu’un et qu’alors il pourrait y avoir un Gouvernement de l’Europe, mais il serait dérisoire de faire comme si ce jour était venu »
Conférence de presse du 23 juillet 1964 au Palais de l’Elysée

Sa vision allait bien au-delà de l’Europe.

« Dès lors, pourquoi ne point espérer qu’on voie paraître un jour, de part et d’autre de l’Atlantique, un monde latin uni et renouvelé ? Qui sait si ce n’est pas là ; en dernier ressort, l’avenir de la raison, c’est-à-dire de la paix dans le monde ? »
Allocution prononcée à la maison de l’Amérique latine le 21 février 1961

Le but étant défini, l'Europe maître du monde, la méthode étant choisie, la concertation des chefs d'Etat et de gouvernement, voyons ce que le Général de Gaulle a réalisé concrètement pour atteindre son étoile.

La stratégie du Général quant au positionnement des grandes puissances est simple, il veut une alliance très forte avec l’Allemagne, la mise à l’écart temporaire de l’Angleterre et un rôle de leader pour la France.

La première tâche à laquelle il s’attelle, revenu au pouvoir en 1958, est le rapprochement avec l’Allemagne qui sera la genèse du couple franco-allemand, locomotive de la construction européenne.

« Au cœur du problème et au centre du continent, il y a l’Allemagne. C’est son destin que rien ne peut être bâti sans elle » Mémoires d’espoir

« Mais la raison exige que, pour cela, il y ait un jour moyen d’établir entre le peuple allemand et le peuple français une entente directe et pratique, répondant au fait qu’ils sont, à tant d’égards complémentaires l’un de l’autre. Au fond, c’est le cœur du problème. Il y aura ou il n’y aura pas d’Europe, suivant qu’un accord sans intermédiaire sera, ou non, possible entre Germains et Gaulois »
Discours prononcé à Bordeaux le 25 septembre 1949

Konrad Adenauer demandera à voir le Général dès le retour de ce dernier au pouvoir. La rencontre aura lieu à Colombey les Deux Eglises les 14 et 15 septembre 1958. Le chancelier annonce au Général qu’il veut réaliser une entente mutuelle « quelque chose de durable » à l’immense bénéfice de la France, de l’Allemagne et de l’Europe.

Le général répond au chancelier que s’il la invité, c’est pour envisager cette réconciliation mais pose immédiatement ses conditions : des sommets réguliers entre chefs d’état doivent être organisés, l’Angleterre doit temporairement être mise à l’écart et il faut organiser une politique agricole commune.

Cette rencontre sera le prélude de toutes les rencontres entre les chefs d'Etat allemand et français et le Général témoigne de toute l’importance de cette première rencontre dans ses mémoires « Plus tard et jusqu’à la mort de mon illustre ami, nos relations se poursuivent suivant le même rythme et avec la même cordialité. En somme, tout ce qui aura été dit, écrit et manifesté entre nous n’aura fait que développer et adapter aux événements l’accord de bonne foi conclu en 1958 ».

La relation avec l’Angleterre est plus nuancée : le Général voudrait sincèrement que l’Angleterre se tourne vers le continent plutôt que vers le grand large pour reprendre l’expression de W. Churchill mais le Général reste très prudent quant au rôle que pourrait jouer les Anglais dans la construction européenne.

Il souhaite évidemment que l’Angleterre rejoigne l’Europe mais elle doit au préalable opérer une évolution vers le continent.

« Ce que l’Angleterre a fait à travers les siècles et dans le monde est reconnu comme immense, bien qu’elle ait eu souvent des conflits avec la France. La participation glorieuse de la Grande Bretagne à la victoire qui couronna la Première Guerre Mondiale, nous, Français, l’admirons pour toujours. Quant au rôle qu’a joué l’Angleterre dans le moment le plus dramatique et décisif de la Deuxième Guerre Mondiale, nul n’a le droit de l’oublier … Enfin, il est très possible que l’évolution propre à la Grande Bretagne et l’évolution de l’univers portent les Anglais vers le continent, quels que soient les délais avant l’aboutissement. Pour ma part c’est cela que je crois volontiers, et c’est pourquoi, à mon avis, de toute manière, ce sera un grand honneur pour le Premier ministre britannique, pour mon ami M. Harold Mac Millan et pour son gouvernement, d’avoir discerné cela d’aussi bonne heure, d’avoir eu assez de courage politique pour le proclamer et d’avoir fait faire les premiers pas à leur pays dans la voie qui, un jour peut-être, le conduira à s’amarrer au continent. »
Conférence de presse du 14 janvier 1963 au Palais de l’Elysée

La place de la France dans l’association d’Etat que le Général souhaite ne peut être que la première.

« Nous voulons que l’Europe, et d’abord la France, vivent libres … L’Europe libre, avec la France dedans, doit être organisée. Elle doit l’être aux points de vue de sa défense, de son économie et de sa culture… une pareille construction exige que la France prenne la tête de ce qu’il y a à faire et qu’elle soit le centre de ce qui sera fait, faute de quoi l’entreprise n’aura pas de tête et l’organisation n’aura pas de centre. »
Discours prononcé à Lille le 12 février 1949

Cette place de la France explique l’impasse européenne du gaullisme. Les autres grandes puissances, et principalement l’Angleterre n’accepteront jamais, et on peut les comprendre que la France domine la construction européenne. Le Général était très conscient du rôle joué par l’Angleterre pour l’empêcher d’atteindre le sommet.

« La politique anglaise, elle, a de tout temps imaginé l’Europe comme une rivalité franco-allemande, avec un arbitrage britannique. Je crois que cette idéologie, que M Churchill lui-même a blâmée maintes fois, a disparu en partie. Mais elle n’a pas disparu complètement, et c’est une des raisons aussi qui empêche l’Europe de se faire. »
Conférence de presse tenue au palais d’Orsay le 29 mars 1949

« La Grande–Bretagne poursuit toujours, même si elle ne le mesure pas, une politique instinctive et traditionnelle qui consiste à tenir, sur le continent, une sorte d’équilibre entre une France et une Allemagne opposées. La Grande- Bretagne n’a pas pu … se débarrasser … de la tradition qui la porte à redresser l’Allemagne quand elle est tombée et à la redresser sous une forme telle qu’elle s’oppose à la puissance française. »
Discours prononcé à Vincennes le 22 mai 1949

Cet examen des considérations géopolitiques du Général nous conduit à la première conclusion de notre article : la poursuite et l’aboutissement du gaullisme n’a de chance de succès que si sa gestion s’opère depuis un petit pays, accepté des grandes puissances. Il n’y a d’impasse européenne du gaullisme que s’il est géré depuis la France par des Français.

L’analyse des tribulations du Conseil ou Sommet européen est révélatrice des dons de visionnaire du Général, de son pragmatisme et de son action positive.

Le sommet européen, soit la réunion des Chefs d’Etat et de Gouvernement n’est pas prévue dans les traités fondateurs de l’Europe. Il n’y est fait aucune allusion dans le traité de Rome de 1957.

La principale institution politique prévue par le traité de Rome est la Commission constituée, à l’époque, de neuf membres nommés pour quatre ans par les gouvernements nationaux. La Commission n’est pas une institution intergouvernementale car les commissaires ne peuvent plus exercer de mandat national, ils doivent représenter et défendre l’intérêt général de ce qu’on appelait le marché commun.

Le traité prévoit toutefois une institution intergouvernementale, le Conseil des Ministres, formé par les ministres spécialisés dans une matière. Pour toute décision importante, les ministres ont toutefois un pouvoir limité du fait qu’ils doivent en référer au chef de leur gouvernement.

Le Général n’était pas partisan de cette Europe supranationale et apatride et lui préférait l’Europe des Patries. Dans son esprit, seuls les Etats et les Peuples comptent.

« Mais il est vrai que la patrie est un élément humain, sentimental, alors que c’est sur des éléments d’action, d’autorité,de responsabilité qu’on peut construire l’Europe. Au yeux de la France cette construction économique ( le marché commun ndlr) ne suffit pas … L’Europe occidentale doit se constituer politiquement. D’ ailleurs, si elle n’y parvenait pas, la Communauté économique elle-même ne pourrait à la longue s’affermir, ni même se maintenir. Autrement dit, il faut à l’Europe des institutions qui l’amènent à former un ensemble politique, comme elle en est un déjà dans l’ordre économique. […] Quels éléments ? Eh bien, les Etats ! car il n’y a que les Etats qui soient à cet égard valables, légitimes et capables de réaliser. J’ai déjà dit et je répète, qu’à l’heure qu’il est, il ne peut y avoir d’autre Europe que celle des Etats, en dehors naturellement des mythes, des fictions, des parades. Ce qui se passe pour la Communauté économique le prouve tous les jours, car ce sont les Etats et les Etats seulement, qui ont créé cette Communauté économique, qui l’ont pourvue de crédits, qui l’ont dotée de fonctionnaires. » Conférence de presse du 15 mai 1962 au Palais de l’Elysée.

Ainsi le Général souhaite qu’après l’Europe économique se réalise l’Europe politique. Il provoquera le sommet de Paris des 10 et 11 février 1961 au cours de laquelle il propose de réunir une commission d’études composée des représentants des 6 gouvernements et chargée d’étudier les modalités d’une union politique . Cette commission sera présidée par Christian Fouchet.

Cette réunion constitue le premier conseil européen de la construction européenne. Il sera suivi d’un deuxième conseil le 18 juillet 1961 à Bad Godesberg, près de Bonn au cours duquel la première mouture du plan Fouchet fut présentée. La principale disposition du plan Fouchet était la création d’un conseil constitué des chefs d'État ou de gouvernement qui se réunit trois fois par an.

Paul-Henri Spaak s’opposera énergiquement au plan Fouchet qui sera finalement abandonné. Il faudra attendre 1967 pour le prochain sommet des chefs d’Etat et de gouvernement organisé pour la célébration du dixième anniversaire de la signature du traité de Rome et décembre 1969 à, La Haye, pour le premier sommet « politique » décidant l’approfondissement et l’élargissement du Marché Commun.

Le Conseil européen deviendra la première institution de l’Union européenne et sera institutionnalisé dans les traités par l’Acte unique et le traité de Maastricht. Il est l’instance au sein de laquelle s’établit la coopération des Etats membres en matière de politique étrangère et a comme rôle de donner à l’union les impulsions nécessaires et de définir les orientations de politique générale.

Et nous en venons à la deuxième conclusion de notre article : Paul-Henri Spaak, Jean Monnet et le Général de Gaulle poursuivaient le même but ; l’avènement d’une Europe, puissance mondiale. Seule la méthode différait. La méthode communautaire et la méthode intergouvernementale se sont montrées toutes les deux efficaces pour la construction européenne. Les événements, en instaurant le Conseil européen, qui était l’essence même du plan Fouchet, comme institution suprême ont donné raison au Général de Gaulle en son temps. Jean Monnet, quant à lui, avait également raison mais trop tôt.

Jean-Marie BRUNEEL
LE RASSEMBLEMENT POUR L’EUROPE
La Bruyère

Septembre 2005